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Leçons retenues

 

Le premier vol pour Washington National au départ de La Nouvelle-Orléans était trop bref pour la diffusion d’un film et Kelly avait déjà petit-déjeuné. Assis près de la fenêtre, il se décida pour un jus de fruits, pas mécontent que la cabine ne soit remplie qu’au tiers car, comme après chaque action de combat, il se repassait celle-ci dans le moindre détail. C’était une habitude qu’il avait prise chez les SEAL. Chacun de leurs exercices était suivi d’une réunion baptisée de termes différents au gré des divers commandants qu’il avait eus. « Critique de performance » semblait ici la dénomination la plus appropriée.

Sa première erreur avait été le produit d’un désir et d’un oubli. À trop vouloir voir Lamarck mourir dans le noir, il s’était tenu trop près, oubliant dans le même temps que les blessures à la tête provoquaient souvent des explosions d’hémoglobine. Il s’était bien écarté d’un bond, tel un gosse évitant une guêpe dans le jardin, mais il n’avait pas entièrement réussi à échapper à la gerbe sanglante. La bonne nouvelle était qu’il n’avait commis que cette seule erreur ; et son choix d’une tenue sombre avait atténué le danger. Les blessures de Lamarck avaient été immédiatement et définitivement fatales. Le proxénète s’était affalé comme une poupée de chiffon. Les deux vis que Kelly avait fixées dans des trous taraudés au sommet de son pistolet servaient à retenir un petit sac en toile qu’il avait cousu lui-même, sac qui avait recueilli les deux douilles, ne laissant aucun indice concret à la police qui viendrait enquêter sur les lieux du crime. Sa traque avait été menée avec succès : il n’avait été qu’un visage anonyme parmi tant d’autres dans un bar anonyme.

Le choix rapide du site pour l’élimination s’était également révélé judicieux. Il se rappelait avoir continué de s’enfoncer dans la ruelle, s’être à nouveau fondu parmi les passants pour retrouver sa voiture garée un peu plus loin et regagner son motel. Là, il s’était changé, entassant la veste et le pantalon éclaboussés de sang, et, par précaution, son slip, au fond d’un sac de pressing en plastique, qu’il était allé déposer de l’autre côté de la rue dans le conteneur à ordures d’un supermarché. Si les vêtements étaient découverts, on pourrait toujours les prendre pour ceux d’un boucher maladroit. Il avait évité de rencontrer Lamarck à découvert. Le seul endroit éclairé où ils s’étaient parlé étaient les toilettes pour hommes du bar et là, la fortune – et la préparation – lui avait souri. Le trottoir qu’ils avaient arpenté était trop sombre et trop anonyme. Certes, un éventuel passant qui aurait reconnu Lamarck pourrait toujours fournir à un enquêteur une idée approximative de la taille de Kelly, mais guère plus. C’avait été un risque raisonnable à courir, estima Kelly, tout en contemplant, au-dessous de lui, les collines boisées du nord de l’Alabama. Apparemment, il s’était agi d’un vol à main armée, les mille quatre cent soixante-dix dollars en liquide du souteneur s’étant retrouvés planqués au fond de son sac. Le fric c’était toujours le fric, après tout, et ne pas l’avoir pris aurait révélé à la police qu’il y avait un autre motif derrière cette élimination en dehors d’un mobile aisément compréhensible et agréablement aléatoire. Il estimait avoir traité l’aspect matériel de l’événement – il n’arrivait pas à le considérer comme un crime – aussi proprement qu’il était possible.

L’aspect psychologique ? s’interrogea Kelly. Plus que tout, il avait mis ses nerfs à l’épreuve, l’élimination de Pierre Lamarck ayant été une sorte de répétition sur le terrain, et de ce côté-là, il s’était surpris lui-même. Cela faisait un certain nombre d’années qu’il n’avait pas été engagé au combat et il s’était plus ou moins attendu à une crise de tremblements après coup. Cela lui était arrivé plus d’une fois auparavant, mais même si sa démarche, en s’éloignant du corps de Lamarck, avait été légèrement empruntée, il avait géré son retrait avec l’espèce d’aplomb tendu qui avait marqué nombre de ses opérations au Viêt-Nam. Tant de souvenirs avaient alors surgi. Il pouvait dresser le catalogue des sensations familières qui lui étaient revenues, comme s’il visionnait un film d’instruction de son cru : la perception sensorielle aiguisée, comme si sa peau avait été sablée, exposant chaque terminaison nerveuse ; l’ouïe, la vue, l’odorat également amplifiés. J’étais si sacrément vivant à cet instant, songea-t-il. Il y avait quelque chose de vaguement triste à l’idée que cela se soit produit en corrélation avec la fin d’une vie humaine mais Lamarck avait depuis longtemps perdu tout droit à la vie. Dans un univers de justice, un individu – Kelly ne pouvait simplement se résoudre à penser à lui comme à un homme – qui exploitait des jeunes filles sans défense ne méritait tout bonnement pas le privilège de respirer le même air que les autres êtres humains. Peut-être avait-il pris le mauvais virage, à cause d’une mère sans amour ou d’un père qui le battait. Peut-être avait-il été privé de relations, élevé dans la pauvreté, soumis à une éducation inadéquate. Mais tout cela, c’était l’affaire des psychiatres et des travailleurs sociaux. Lamarck avait agi de manière suffisamment normale pour fonctionner comme un individu normal au sein de sa communauté, et la seule question qui importait pour Kelly était de savoir si oui ou non il avait mené son existence en conformité avec son libre arbitre. Cela avait été manifestement le cas, et ceux qui agissent de manière incorrecte, avait-il depuis bien longtemps décidé, auraient dû envisager les conséquences possibles de leurs actes. Chacune des filles qu’il exploitait ainsi pouvait avoir un père, une mère, un frère, une sœur ou un amant révolté par leur exploitation. En étant conscient et ayant pris ce risque, Lamarck avait sciemment plus ou moins joué sa vie. Et jouer, cela veut dire qu’il arrive qu’on perde, se dit Kelly. Et si Lamarck n’avait pas évalué les risques avec suffisamment de précision, ce n’était pas son problème, n’est-ce pas ?

Non, dit-il au sol, douze mille mètres plus bas.

Et que ressentait-il au juste, lui ? Il soupesa un moment la question, appuyé contre le dossier, les yeux clos comme pour faire un somme. Une voix tranquille, sa conscience peut-être, lui disait qu’il aurait dû ressentir quelque chose, et il chercha au fond de lui une émotion sincère. Après plusieurs minutes de considération, il n’avait réussi à en trouver aucune. Ni sentiment de perte, ni chagrin, ni remords. Lamarck n’avait rien signifié pour lui et sans doute ce n’était pas une perte pour grand monde. Peut-être que ses filles – Kelly en avait compté cinq au bar – se retrouveraient sans protecteur, mais peut-être que l’une d’elles saisirait l’occasion pour refaire sa vie. Improbable, certes, mais possible. C’était le réalisme qui soufflait à Kelly qu’il ne pouvait pas résoudre tous les problèmes de l’univers ; c’était l’idéalisme qui lui soufflait que son incapacité à le faire ne l’empêchait pas d’en rectifier au coup par coup les imperfections.

Mais tout cela l’éloignait de la question initiale : que ressentait-il vraiment devant l’élimination de Pierre Lamarck ? La seule réponse qu’il put trouver était : Rien. Le soulagement professionnel d’avoir réalisé une tâche difficile était différent de la satisfaction, indépendant de la nature de la tâche. En mettant un terme à la vie de Pierre Lamarck, il avait retiré un élément nuisible de la surface de la planète. Cela ne l’avait enrichi en rien – subtiliser l’argent n’avait été qu’une tactique, une mesure de camouflage, sûrement pas un objectif. Cela n’avait pas vengé la mort de Pam. Cela n’avait pas changé grand-chose. Cela avait été comme de marcher sur un insecte venimeux – vous le faisiez et vous poursuiviez votre route. Il n’allait pas chercher à se raconter autre chose mais sa conscience n’allait pas non plus le troubler, et cela lui suffisait pour l’heure. Sa petite expérience avait été un succès. Après toute sa préparation mentale et physique, il s’était révélé digne de la tâche qui l’attendait. Derrière ses paupières closes, l’esprit de Kelly se concentra sur la mission à venir. Ayant tué bien des hommes meilleurs que Pierre Lamarck, il pouvait dorénavant envisager avec confiance de tuer des hommes bien pires que le proxénète de La Nouvelle-Orléans.

 

*

 

Cette fois, c’était à leur tour de lui rendre visite, nota Greer avec satisfaction. Dans l’ensemble, l’hospitalité de la CIA était supérieure. Greer avait réservé des places de stationnement dans l’aire assignée aux visiteurs de marque – l’équivalent au Pentagone était toujours encombré et d’un emploi malaisé –, ainsi qu’une salle de conférence parfaitement isolée. Cas Podulski se choisit judicieusement un siège tout au bout de la table, près de la buse de climatisation, là où la fumée de sa cigarette ne gênerait personne.

— Dutch, tu avais raison au sujet de ce garçon, dit Greer en lui tendant des copies dactylographiées des notes manuscrites qui lui étaient parvenues deux jours plus tôt.

— Quelqu’un aurait dû lui plaquer un revolver contre la tempe et l’enrôler de force à l’OCS. Il aurait été le genre d’aspirant que nous étions jadis.

Podulski étouffa un rire à l’autre bout de la table.

— Pas étonnant qu’il soit parti, remarqua-t-il avec une amertume enjouée.

— J’aurais quand même fait gaffe pour le braquer, observa Greer en riant lui aussi. J’ai passé une soirée entière dimanche dernier à éplucher sa bio. Ce type est quand même un allumé, dans son genre.

— Allumé ? protesta Maxwell avec une trace de désapprobation. Fougueux, tu veux dire, James ?

— Peut-être un compromis, estima Greer.

— Mettons une tête brûlée. Il a eu trois commandants et tous l’ont soutenu dans chacune de ses actions, excepté une seule.

— FLEUR EN PLASTIQUE ? Le commissaire politique qu’il a tué ?

— Affirmatif. Son lieutenant était furieux mais si ce dont il a dû être témoin est exact, tout au plus peut-on lui reprocher une erreur de jugement, vu la précipitation.

— J’ai lu le rapport, James. À sa place, je doute que j’aurais pu me retenir, dit Cas en levant les yeux de ses notes. Un pilote de chasse le restait toujours. Regarde-moi ça, même sa grammaire est bonne ! Malgré son accent, Podulski avait mis un point d’honneur à apprendre sa langue adoptive.

— Il a étudié chez les Jésuites, indiqua Greer. J’ai parcouru notre dossier d’évaluation interne pour CHEVILLE OUVRIÈRE. L’analyse de Kelly recoupe tous les points essentiels à quelques détails près.

— Qui s’est chargé de l’évaluation pour la CIA ? demanda Maxwell.

— Robert Ritter. Un spécialiste de l’Europe qu’ils ont fait revenir tout exprès. Un type bien, un peu crispé, mais qui sait se débrouiller sur le terrain.

— Agent opérationnel ?

— Tout à fait, acquiesça Greer. Il a même fait du bon boulot en poste à Budapest.

— Et pourquoi, demanda Podulski, ont-ils fait revenir un gars de l’autre bout de la maison pour surveiller l’opération CHEVILLE OUVRIÈRE ?

— Je crois que tu connais la réponse, Cas, observa Maxwell.

— Si VERT-BUIS est lancé, on aura besoin d’un de leurs agents. Obligé. On n’a pas l’énergie pour tout faire. Et nous étions bien d’accord là-dessus ? Greer parcourut la table d’un regard circulaire, recueillant des hochements de tête réticents. Podulski replongea le nez dans ses documents avant d’exprimer la pensée générale.

— Pouvons-nous nous fier à lui ?

— Ce n’est pas lui qui a brûlé CHEVILLE OUVRIÈRE. Cas, nous avons mis Jim Angleton là-dessus. C’était son idée d’embarquer Ritter dans l’opération. Je suis un petit nouveau ici, messieurs. Ritter connaît mieux que moi la bureaucratie. C’est un agent. Je ne suis qu’un analyste. Et il a le cœur du bon côté. Merde, il a bien failli perdre son boulot en protégeant un gars – il avait un agent infiltré au GRU et le moment était venu de le faire sortir. En haut lieu, les responsables n’appréciaient pas le moment choisi, avec les pourparlers de désarmement en cours, et ils lui dirent de s’abstenir. Ritter a fait sortir le gars malgré tout. Il s’avéra que son homme détenait des renseignements utiles aux Affaires étrangères, et c’est ce qui a sauvé la carrière de Ritter. Greer s’abstint d’ajouter que ça n’avait pas trop servi en revanche l’expert ès martinis, mais c’était un personnage dont la CIA pouvait aisément se passer.

— Fanfaronnade ? demanda Maxwell.

— Il n’a été que fidèle à son agent. C’est une chose que les gens d’ici ont parfois tendance à oublier, remarqua Greer.

L’amiral Podulski leva les yeux.

— M’a tout l’air d’être notre homme.

— Mets-le au courant, ordonna Maxwell. Mais dis-lui bien que si jamais je découvre qu’un civil dans la maison a bousillé nos chances de libérer ces hommes, je descendrai personnellement à Pax River, je sortirai personnellement un A-4 et j’irai personnellement arroser sa maison au napalm.

— Tu devrais plutôt me laisser faire, Dutch, ajouta Cas avec un sourire. J’ai toujours été plus doué pour larguer les trucs. Sans parler que j’ai six cents heures de vol aux commandes du Scooter.

Greer se demanda jusqu’à quel point c’était de l’humour.

— Et Kelly dans tout ça ? demanda Maxwell.

— Pour la CIA, son identité est « Clark », désormais. Si on veut le mettre dans le coup, on aurait plutôt intérêt à l’utiliser en tant que civil. Il n’arrivera jamais à oublier son grade d’officier marinier, alors qu’un civil n’a pas à se soucier de problèmes de galon.

— Procédons ainsi, dit Maxwell. À vrai dire, c’était bien pratique, de refiler à la CIA un officier de la marine habillé en civil mais toujours soumis à la discipline militaire.

— Bien compris, chef. Et si nous devons l’entraîner, où l’envoyons-nous ?

— Base des Marines de Quantico, répondit Maxwell. Le général Young est un vieux pote. Un aviateur. Il comprendra.

— Marty et moi, nous avons fait ensemble l’école de pilotes d’essai, expliqua Podulski. D’après ce que dit Kelly, on n’a pas besoin de tant d’hommes que ça. J’ai toujours estimé que CHEVILLE OUVRIÈRE avait des effectifs pléthoriques. Tu sais, si jamais on arrive au bout, il faudra lui obtenir sa Médaille.

— Chaque chose en son temps, Cas. Maxwell mit la question de côté, pour se retourner vers Greer qui se levait déjà.

— Tu nous préviens si jamais Angleton découvre quoi que ce soit ?

— Ça dépendra, promit Greer. Si la brebis galeuse est dans la maison, on lui mettra la main dessus. J’ai déjà péché avec lui. Il est capable de vous ferrer comme par magie une truite dans n’importe quelle rivière.

Après leur départ, il décida de rencontrer dans l’après-midi Robert Ritter. Cela signifiait de reporter le rendez-vous avec Kelly, mais Ritter était plus important désormais, et si la mission était toujours urgente, elle n’était pas urgente à ce point.

 

*

 

Les aéroports sont bien utiles, avec leur anonymat bruissant et leurs cabines téléphoniques. Kelly composa son numéro en attendant que son sac apparaisse – il l’espérait – à l’endroit prévu.

— Greer, répondit la voix.

— Clark, répondit Kelly, en souriant intérieurement. Cela faisait tellement James Bond d’avoir un nom d’emprunt. Je suis à l’aérogare, monsieur. Voulez-vous toujours me voir cet après-midi ?

— Non. Je suis pris. Greer feuilleta son agenda. Mardi… quinze heures trente. Vous pouvez venir en voiture. Donnez-moi sa marque et son numéro d’immatriculation.

Kelly s’exécuta, malgré tout surpris de ce contretemps.

— Vous avez reçu mes notes, monsieur ?

— Oui, et vous avez fait du bon boulot, monsieur Clark. Nous en reparlerons mardi. Nous sommes très satisfaits de votre travail.

— Merci, monsieur.

— Eh bien, à mardi. On raccrocha.

— Et merci pour ça, également, dit Kelly après avoir raccroché à son tour. Vingt minutes plus tard, il avait récupéré son sac et se dirigeait vers sa voiture. Une petite heure après, il était de retour dans son appartement de Baltimore. C’était l’heure du déjeuner et il se prépara deux sandwiches qu’il fit passer avec du Coca-Cola. Il ne s’était pas rasé aujourd’hui et son poil dru faisait déjà une ombre sur son visage, constata-t-il dans la glace. Il décida de la garder. Il entra dans sa chambre pour une sieste prolongée.

 

*

 

Les entrepreneurs ne comprenaient pas trop bien à quoi rimait leur boulot, mais ils étaient payés. C’était tout ce qui les intéressait, en fait, vu qu’ils avaient leur famille à nourrir et les traites de leur maison à régler. Les bâtiments qu’ils venaient de construire étaient on ne peut plus spartiates : de simples blocs de béton nu, sans le moindre aménagement, et suivant des proportions bizarres, sans aucun rapport avec les traditions américaines, excepté pour les matériaux de construction. C’était comme si la forme et le plan des bâtiments avaient été copiés sur un manuel de construction étranger. Toutes les dimensions étaient en système métrique, releva un des ouvriers, même si les plans, comme il est de règle dans le bâtiment aux États-Unis, étaient établis en pieds et en pouces, d’où ces chiffres bizarres. Le boulot proprement dit n’avait rien eu de difficile, le site étant déjà déblayé à leur arrivée. Un certain nombre d’ouvriers étaient d’anciens soldats, la plupart de l’Armée de terre, mais il y avait également quelques ex-Marines, à la fois ravis et mal à l’aise de se retrouver dans cette immense base militaire au milieu des collines boisées du nord de la Virginie. Pendant le trajet jusqu’au site de construction, ils apercevaient les formations d’aspirants officiers courant sur les routes pour leur entraînement matinal. Tous ces brillants jeunes gens au crâne rasé, avait songé ce matin-là un ancien caporal du 1er régiment de Marines. Combien d’entre eux recevraient-ils leur feuille de route ? Combien seraient affectés là-bas ? Et combien en reviendraient plus tôt que prévu, expédiés dans des caisses d’acier ? Certes, c’était une chose qu’il ne pouvait prédire ou maîtriser, bien sûr. Il avait fait son temps en enfer et en était revenu sans une égratignure, un exploit somme toute remarquable pour un ancien bidasse qui avait entendu un peu trop souvent le claquement supersonique des balles de fusil. Avoir simplement survécu tenait déjà du miracle.

Les toitures étaient finies. Bientôt, il serait temps de quitter pour de bon le site, après trois petites semaines de boulot grassement payé. Mais des semaines de sept jours. Et avec pas mal d’heures supplémentaires à chaque journée de présence. Quelqu’un avait voulu que la construction soit rondement menée. Sans parler d’un certain nombre de trucs quand même bizarres. Le parking, par exemple. Une aire goudronnée de cent emplacements. Quelqu’un était même en train de peindre les lignes blanches. Pour des bâtiments non aménagés ? Mais le plus curieux de tout, c’était le boulot actuel qu’il avait réussi à décrocher parce que le contremaître l’avait à la bonne. Une aire de jeux. Une grande balançoire. Un immense portique. Un bac à sable – il avait fallu une demi-benne pour le remplir. Le genre d’aménagements parmi lesquels gambaderait son gamin de deux ans quand il serait en âge de fréquenter le jardin d’enfants à l’école du comté de Fairfax. Mais c’étaient des éléments préfabriqués, qui nécessitaient un assemblage, et l’ancien Marine et les deux ouvriers qui l’aidaient étaient perdus au milieu des plans comme des pères jouant à quatre pattes dans leur jardin, pour savoir où allait tel ou tel boulon. Cela dit, ce n’était pas leur rôle de poser des questions, en bons ouvriers syndiqués du bâtiment travaillant sur contrat gouvernemental. D’ailleurs, il n’était pas question de saisir les rouages de la Machine verte. Le Corps opérait selon un plan que personne ne comprenait vraiment, et s’ils tenaient absolument à lui payer des heures supplémentaires pour ça, ma foi, ça ferait toujours une traite mensuelle de gagnée pour sa maison à chaque tranche de trois journées passées ici. Des boulots comme ça étaient peut-être dingues, mais il ne crachait pas sur le fric. Le seul inconvénient était la longueur du trajet. Peut-être qu’ils auraient un truc aussi cinglé à réaliser à Fort Belvoir, espérait-il, en finissant de poser le dernier agrès sur le portique. La base n’était qu’à une vingtaine de minutes de chez lui en voiture. Mais dans l’Armée, ils étaient un peu plus rationnels que chez les Marines. Valait mieux.

 

*

 

— Alors, quoi de neuf ? demanda Peter Henderson. Ils étaient en train de dîner à deux pas de la Colline. Deux vieilles connaissances, tous deux natifs de Nouvelle-Angleterre, l’un était diplômé de Harvard, l’autre de Brown, l’un était secrétaire-adjoint d’un sénateur, l’autre avait un poste mineur dans l’équipe gouvernementale.

— Ça ne change jamais, Peter, dit Wally Hicks, résigné. Les pourparlers de paix sont dans l’impasse. Nous continuons de tuer les leurs. Ils continuent de tuer les nôtres. Tu sais, je n’ai pas l’impression qu’on connaîtra la paix de notre vivant.

— Il le faut, Wally, dit Henderson en prenant son deuxième verre de bière.

— Si jamais… commença Hicks, lugubre.

Tous deux étaient en terminale dans une boîte privée, l’Andover Academy, en octobre 1962 ; amis proches et copains de dortoir, ils partageaient notes de cours et petites amies. Leur véritable majorité politique, ils l’avaient connue un mardi soir, toutefois, quand ils avaient vu le président de leur pays s’adresser, tendu, à la nation, sur l’écran noir et blanc de la salle de télévision du dortoir. Il y avait des missiles à Cuba, avaient-ils appris, une information suggérée par les journaux depuis déjà plusieurs jours, mais ces enfants étaient ceux de la génération cathodique et la réalité contemporaine leur arrivait en lignes horizontales sur un tube de verre. Pour l’un et l’autre, cela avait été une entrée surprenante, quoique un rien tardive, dans la réalité à laquelle leur coûteuse école privée aurait pourtant dû plus rapidement les préparer. Mais c’était une époque de grasse oisiveté pour la jeunesse américaine, d’autant que leurs familles privilégiées les isolaient encore plus du réel grâce aux avantages que leur offrait la fortune sans pour autant leur transmettre la sagesse de l’utiliser à bon escient.

L’idée, soudaine et scandaleuse, leur était alors apparue simultanément : tout cela pourrait un jour prendre fin. Une discussion nerveuse dans la chambre leur apporta une autre révélation : ils étaient littéralement encerclés par des Cibles. Boston au sud-est, la base aérienne de Westover au sud-ouest, deux autres bases du SAC, Pease et Loring, dans un rayon de cent cinquante kilomètres. Et la base navale de Portsmouth, qui abritait des sous-marins nucléaires. Si les missiles décollaient, ils ne survivraient pas ; ils seraient atteints par l’onde de choc ou par les retombées. Et ni l’un ni l’autre n’avait encore baisé. D’autres garçons du dortoir s’en vantaient – certains peut-être même à juste titre –, mais Peter et Wally ne se mentaient pas l’un à l’autre et aucun des deux n’avait décroché la timbale, malgré des efforts louables et renouvelés. Comment était-il possible que l’univers oublie de prendre en compte leurs désirs personnels ? Ne faisaient-ils pas partie de l’élite ? Leur vie n’avait-elle donc aucune importance ?

Ce fut une nuit blanche et ce mardi d’octobre, Henderson et Hicks restèrent assis à veiller, chuchotant tous les deux, essayant d’appréhender un monde qui venait sans crier gare de basculer du confort au danger. Manifestement, il fallait qu’ils trouvent le moyen de changer le cours des choses. Après leur bac, même si chacun devait suivre une voie différente, Brown et Harvard n’étaient après tout séparés que par un bref trajet en voiture et leur amitié comme la mission qu’ils s’étaient assignée se poursuivirent et se renforcèrent. Tous deux avaient choisi de faire sciences politiques parce que c’était la filière idéale pour s’intégrer au système qui comptait réellement dans la société. Tous deux décrochèrent leur maîtrise et, plus important que tout, tous deux furent remarqués par des personnages influents – leurs parents les y aidèrent, en leur trouvant dans la fonction publique des postes qui leur éviteraient de servir sous les drapeaux. À l’époque, ils n’étaient pas encore trop vulnérables à la conscription et un simple coup de fil au bureaucrate idoine suffisait à régler la question.

Et c’est ainsi qu’aujourd’hui l’un et l’autre avaient réussi, par la petite porte, à avoir leurs entrées à des postes sensibles, comme assistants de personnages importants. Leur rêve enivrant de parvenir à un rôle politique influent avant d’avoir atteint la trentaine s’était heurté au mur aveugle de la réalité mais, en fait, ils en étaient bien plus près qu’ils ne s’en doutaient vraiment. En filtrant les informations pour leurs chefs et en décidant de ce qui devait apparaître sur le bureau du maître, et dans quel ordre, ils avaient un effet concret sur le processus de décision ; et ils avaient également accès à un large éventail d’informations variées et sensibles. Le résultat était que, sous bien des aspects, ils en savaient plus que leurs supérieurs respectifs. Et cela, estimaient Hicks et Henderson, était idéal, parce qu’ils comprenaient souvent, eux, les choses importantes bien mieux… que leurs patrons. C’était tellement évident. La guerre, c’était mal et il convenait de l’éviter complètement, ou quand ce n’était pas possible, d’en finir avec au plus tôt ; parce que la guerre supprimait des vies humaines et ça, c’était très mal, et parce que, une fois qu’on en aurait fini avec la guerre, les gens pourraient enfin apprendre à régler leurs différends pacifiquement. C’était d’une telle évidence que l’un et l’autre ne manquaient pas de s’étonner de voir tant de gens incapables de saisir la limpide clarté de la Vérité que l’un et l’autre avaient découverte au lycée.

En fait, il n’y avait qu’une seule différence entre eux. Faisant partie du personnel de la Maison Blanche, Hicks travaillait à l’intérieur du système. Mais il partageait tout avec son ancien copain de classe, ce qui était idéal, vu que tous deux possédaient des autorisations d’accès aux dossiers classées Secrets d’État – et d’ailleurs, il avait besoin de confronter ses informations avec un esprit compétent qu’il comprenait et auquel il se fiait.

Hicks ne savait pas que son ami Henderson avait franchi un pas de plus. S’il ne pouvait changer la politique du gouvernement de l’intérieur, Henderson avait décidé durant les Journées de Rage suivant l’incursion au Cambodge, qu’il devait recourir à une aide extérieure – un organisme extérieur qui pourrait l’aider à entraver les actions gouvernementales qui mettaient le monde en danger. Il y en avait d’autres de par le monde qui partageaient son aversion pour la guerre, des gens conscients qu’on ne pouvait forcer les peuples à accepter une forme de gouvernement qu’ils ne désiraient pas vraiment. Le premier contact avait eu lieu à Harvard, un ami dans le mouvement pacifiste. Aujourd’hui, il communiquait avec quelqu’un d’autre. Il aurait dû partager l’information avec son ami, se disait-il, mais le moment n’était pas franchement propice. Wally risquait de ne pas comprendre encore.

— … il le faut, et ça arrivera, répéta Henderson, en faisant signe à la serveuse pour une nouvelle tournée. La guerre se terminera. On s’en ira. Le Viêt-Nam aura le gouvernement qu’il désire. Nous aurons perdu une guerre et ce sera une bonne chose pour notre pays. Nous en tirerons la leçon. Nous apprendrons les limites de notre puissance. Nous apprendrons à vivre et laisser vivre, et nous pourrons alors donner une chance à la paix.

 

*

 

Kelly se réveilla après cinq heures. Les événements de la veille l’avaient laissé plus crevé qu’il ne l’aurait cru et, en outre, les voyages l’épuisaient toujours. Mais il n’était plus fatigué, à présent. Avec onze heures de sommeil au total, il se sentait parfaitement alerte et reposé. Se regardant dans le miroir, il vit une barbe fournie de près de deux jours. Parfait. Puis il choisit ses vêtements. Sombres, amples, et élimés. Il avait porté tout le paquet à la buanderie et lavé le tout à l’eau chaude en forçant sur l’eau de Javel pour user le tissu, déteindre les couleurs et rendre des habits déjà bien fatigués encore moins présentables. Des chaussettes de sport blanches usées et une vieille paire de tennis complétaient le tableau, même si elles étaient plus confortables que leur état ne le laissait paraître. La chemise était trop grande et très longue, ce qui convenait à son objectif. La métamorphose était achevée par une perruque brune faite d’épais cheveux asiatiques, pas trop longs. Il la mit sous le robinet d’eau chaude pour bien la détremper, puis la brossa pour lui donner délibérément un aspect négligé. Il faudrait également qu’il trouve un moyen pour qu’elle pue.

La nature lui fournit encore une fois une couverture supplémentaire. Les orages du soir grondaient dans le ciel, accompagnés de bourrasques de vent chargées de feuilles et de pluie qui le fouettèrent le temps qu’il rejoigne sa Volkswagen. Dix minutes plus tard, il se garait près d’un marchand de liqueur du quartier, chez qui il acheta une bouteille de mauvais vin blanc qu’il dissimula en partie dans un sac en papier. Il retira la capsule et déversa la moitié du contenu dans le caniveau. Il était temps à présent de se mettre en route.

L’endroit paraissait entièrement différent, désormais, nota Kelly. Ce n’était plus un quartier qu’il pouvait traverser sans encombre, conscient ou non de ses dangers.

Dorénavant, c’était un lieu où il recherchait les dangers. Il dépassa l’endroit où il avait conduit Billy et sa Roadrunner, tournant pour voir si les traces de pneus étaient toujours visibles sur la chaussée – elles ne l’étaient plus. Il hocha la tête. C’était du passé, et seul le futur occupait ses pensées.

Au Viêt-Nam, il avait toujours paru exister un rideau d’arbres, un point où l’on quittait le terrain découvert d’un champ ou d’une zone cultivée pour entrer dans la jungle, et mentalement, on l’associait à la fin de la sécurité et au début du danger parce que Charlie vivait dans les bois. Cela se passait uniquement dans la tête, la frontière était plus imaginaire que réelle, mais en considérant les alentours, il eut la même impression. Sauf que cette fois-ci, il ne marchait pas avec cinq ou dix camarades vêtus comme lui d’une tenue de combat camouflée. Il franchissait la frontière au volant d’une bagnole piquetée de rouille. Il accéléra et, d’un coup, Kelly se retrouva dans la jungle, et de nouveau en pleine guerre.

Il trouva une place pour se garer entre des voitures aussi décrépites que la sienne, et descendit rapidement, comme naguère il aurait évacué au pas de course la ZA d’un hélicoptère que l’ennemi risquait de surprendre, pour se diriger vers une impasse encombrée de détritus et de plusieurs appareils électroménagers au rebut. Tous ses sens étaient en alerte à présent. Kelly était déjà en nage et c’était tant mieux. Il voulait transpirer et puer. Il prit une gorgée de pinard et s’en gargarisa puis la laissa couler sur son menton, son cou et ses vêtements. Se penchant vivement, il prit une poignée de terre, et s’en tartina les mains, les avant-bras et un peu le visage. Réflexion faite, il rajouta quelques cheveux tombés de sa perruque et lorsqu’il sortit à l’autre bout de la ruelle, il était devenu un ivrogne de plus, un de ces clochards qui hantaient le quartier en plus grand nombre que les dealers de came. Il adapta sa démarche, ralentit le pas et prit un style délibérément négligé, tandis que ses yeux scrutaient les alentours à la recherche d’un bon perchoir. Cela n’avait rien de difficile. Plusieurs immeubles du secteur étaient abandonnés et il suffisait d’en trouver un jouissant d’une bonne vue. Cela lui prit une demi-heure. Il arrêta son choix sur une maison d’angle avec des baies vitrées à l’étage. Kelly entra par la porte de service. Il faillit sauter en l’air en découvrant deux rats dans les décombres de ce qui, quelques années plus tôt, était encore une cuisine. Putain de rats ! C’était idiot d’en avoir peur, mais il détestait leurs petits yeux noirs, leur poil lépreux et leur queue nue.

— Merde ! dit-il dans un souffle. Pourquoi n’y avait-il pas songé ? Tout le monde avait une peur panique de quelque chose : les araignées, les serpents, ou les immeubles de grande hauteur. Pour Kelly, c’étaient les rats. Il se dirigea vers la porte, prenant soin de garder ses distances. Les rats le regardèrent sans broncher, s’écartant un peu, mais moins terrorisés par lui qu’il ne l’était par eux. « Bordel ! » l’entendirent-ils murmurer, avant de les laisser à leur repas.

Il poursuivit son chemin, en colère. Kelly se fraya un passage dans l’escalier privé de rampe et trouva la chambre d’angle avec les baies vitrées, furieux contre lui pour s’être laissé si stupidement distraire, comme un couard, par de simples rats. N’avait-il pas une arme parfaite pour leur régler leur compte ? Qu’est-ce qu’il s’imaginait ? Qu’ils allaient se rassembler en bataillons pour un assaut en vagues de rongeurs ? Cette dernière idée fit naître sur ses traits un sourire embarrassé dans l’obscurité de la chambre. Il alla se poster près de la baie vitrée, pour évaluer son champ visuel et sa propre visibilité. Les vitres étaient sales et fendillées. Certains carreaux manquaient même entièrement, mais chaque fenêtre avait un large appui sur lequel il pouvait s’asseoir à l’aise et la disposition de l’immeuble à l’angle de deux rues lui procurait une vue en enfilade sur les quatre points cardinaux puisque dans ce quartier, les voies étaient tracées selon un plan orthogonal précisément aligné nord-sud, est-ouest. Les rues n’étaient pas suffisamment éclairées pour que les passants en dessous puissent voir à l’intérieur de l’immeuble. Avec ses vieux habits de couleur sombre, perdu dans cette maison vide et délabrée, Kelly était invisible. Il sortit une petite paire de jumelles et commença sa reconnaissance.

Sa première tâche était de se familiariser avec l’environnement. Les averses passèrent, laissant une atmosphère humide qui ponctuait la nuit de petits globes de lumière piquetés d’insectes volants attirés vers leur perte par l’éclat des réverbères. La température était encore tiède, peut-être une quinzaine de degrés, elle ne descendait que lentement et Kelly transpirait un peu. Sa première analyse de la situation fut qu’il aurait dû apporter de l’eau à boire. Bon, il pouvait toujours rectifier cela à l’avenir, et il n’avait pas vraiment besoin de se désaltérer avant plusieurs heures. Il avait pensé à prendre du chewing-gum et cela l’aida un peu. Les bruits montant de la rue étaient curieux. Dans la jungle, il avait entendu le pépiement des insectes, les appels des oiseaux, les battements d’ailes des chauves-souris. Ici, c’étaient des bruits de moteurs, proches ou lointains, un crissement de freins à l’occasion, des conversations, bruyantes ou assourdies, des aboiements de chiens, le fracas de poubelles métalliques, autant d’éléments qu’il analysait tout en observant le site à la jumelle et en envisageant son programme de la soirée.

Vendredi soir, le début du week-end, et les gens faisaient leurs emplettes. La nuit s’annonçait fructueuse pour le petit commerce. Il crut reconnaître un dealer à un pâté de maisons et demi plus loin. Vingt ans, guère plus. Une vingtaine de minutes d’observation lui donnèrent un portrait assez précis du dealer et du « lieutenant » qui l’assistait. L’un comme l’autre évoluaient avec l’aisance née de l’expérience et de l’assurance de soi sur son propre terrain, et Kelly se demanda s’ils avaient dû se battre pour remporter la place ou pour la défendre. Les deux, peut-être. Ils avaient un commerce florissant, peut-être une clientèle régulière, estima-t-il en regardant les deux hommes s’approcher d’une voiture d’importation, plaisanter avec le chauffeur et son passager avant de procéder à l’échange, suivi d’une poignée de main et d’un petit salut. Tous deux avaient à peu près la même taille et la même carrure et il décida de les baptiser Archie et Tête-de-cruche.

Seigneur, quel innocent je faisais, se dit Kelly en observant une autre rue. Il se rappela le connard qu’ils avaient surpris à fumer de l’herbe au 3e SOG – juste après être partis en mission. C’était le groupe de Kelly, c’était l’un de ses hommes, et même s’il n’était qu’un bleu tout juste sorti de l’école des commandos, ce n’était absolument pas une excuse. L’ayant pris à part, il lui avait expliqué sur un ton raisonnable mais ferme que se présenter sur le terrain sans être à cent pour cent de ses moyens pouvait signifier la mort pour l’ensemble du groupe. « Eh mec, c’est cool. Je sais ce que je fais » n’avait pas été une réponse particulièrement intelligente et trente secondes plus tard, un autre de ses hommes avait estimé nécessaire de séparer Kelly et celui qui était déjà un ex-membre du groupe ; le gars devait partir le lendemain, et on ne l’avait jamais revu.

Et cela avait été le seul cas d’usage de drogue dans toute l’unité, pour autant qu’il sache. Certes, en dehors du service, ils se pintaient à la bière et quand Kelly et deux autres soldats s’étaient envolés pour Taiwan en permission, leur virée n’avait pas été sans analogie avec un véritable séisme ambulant de délire éthylique. Mais Kelly croyait sincèrement que ce n’était pas pareil, assez aveugle pour ne pas voir qu’il s’agissait là de deux poids deux mesures. Mais ils ne buvaient pas non plus de bière avant de partir dans la brousse. Simple question de bon sens. Et aussi de moral pour l’équipe. Kelly ne connaissait en fait aucune unité d’élite qui eût été confrontée à un problème de drogue. Le problème – et il était tout à fait sérieux, avait-il cru savoir – était circonscrit aux REMF, les réservistes, et aux unités d’appelés composées de jeunes hommes dont la présence au Viêt-Nam était encore moins volontaire que la sienne et dont les officiers avaient été incapables de résoudre la question, soit par inaptitude personnelle, soit parce qu’ils partageaient en partie leurs sentiments.

Quelle qu’en soit la cause, le fait que Kelly ait à peine songé au problème de la consommation de drogue était à la fois logique et absurde. Mais là n’était plus la question. Si tardive qu’ait été sa prise de conscience de celui-ci, il en avait l’illustration sous les yeux.

Au bout d’une troisième rue, il avisa un revendeur isolé qui n’avait ni envie ni besoin d’un lieutenant. À moins simplement, qu’il n’en ait pas. Il portait une chemise à carreaux et avait sa clientèle attitrée. Kelly décida de l’appeler Charlie Brown. Au cours des cinq heures suivantes, il repéra et identifia trois autres circuits de distribution à l’œuvre dans son champ visuel. Puis le processus de sélection commença. Archie et Tête-de-cruche semblaient les plus actifs mais ils restaient dans la ligne de mire des deux autres. Charlie Brown semblait avoir son pâté de maisons pour lui tout seul, mais il y avait un arrêt de bus à quelques mètres seulement. Dagobert était posté juste en vis-à-vis du Magicien, sur le trottoir d’en face. Tous deux avaient des lieutenants, ce qui résolvait la question. Gros Bob dépassait en carrure Kelly et son lieutenant était encore plus costaud. C’était un défi. Kelly ne cherchait pas vraiment les défis – pas encore.

Il faut que je trouve un plan précis du quartier et que je le mémorise. En le divisant en secteurs distincts, songea Kelly. Il faudra repérer les lignes d’autobus, les postes de police. Relever les heures des rondes. Le circuit des patrouilles. Il faut que je m’imprègne de ce quartier, un rayon de dix pâtés de maisons devrait suffire. Ne jamais garer la voiture deux fois de suite au même endroit, et même jamais à un emplacement en vue du précédent.

On ne peut chasser dans une zone précise qu’une seule fois. Cela veut dire qu’il faut choisir sa cible avec soin. Aucun mouvement dans la rue, sauf dans le noir. Se munir d’une arme de secours… pas une arme à feu… un couteau, un bon. De deux bouts de corde ou de fil électrique. Des gants, en caoutchouc, comme ceux qu’emploient les femmes pour la vaisselle. Porter une autre veste, genre saharienne, un truc avec des poches – non, un truc avec des poches intérieures. Une bouteille d’eau. De quoi manger, des barres chocolatées, pour l’énergie. D’autres tablettes de chewing-gum… du bubble-gum, peut-être ? réfléchit Kelly, se permettant de perdre un peu son sérieux. Il consulta sa montre : trois heures vingt.

L’activité ralentissait en dessous. Le Magicien, et son numéro deux quittèrent leur bout de trottoir pour disparaître au coin d’une rue. Dagobert les imita bientôt, pour monter dans sa voiture conduite par son lieutenant. Charlie avait disparu lorsqu’il regarda de nouveau. Ce qui laissait Archie avec Tête-de-cruche au sud, et Gros Bob à l’ouest, l’un comme l’autre n’effectuant que des ventes sporadiques, bien qu’en majorité à des clients plutôt aisés. Kelly poursuivit encore une heure sa surveillance, jusqu’à ce que Arch et Cruche décident de laisser tomber pour ce soir… et ils disparurent plutôt vite, estima Kelly, sans trop savoir comment ils avaient procédé. Encore un point à vérifier. Il était raide quand il se leva et il en prit également bonne note. Il ne fallait pas qu’il reste assis trop longtemps. Ses yeux accoutumés à l’obscurité scrutaient l’escalier tandis qu’il descendait, le plus silencieusement possible, car il y avait de l’activité dans l’immeuble voisin. Par chance, les rats étaient partis eux aussi. Kelly jeta un œil par la porte de derrière et, constatant que le passage était désert, il sortit, reprenant sa démarche d’ivrogne. Dix minutes plus tard, sa voiture était en vue. Parvenu à cinquante mètres, il se rendit compte qu’il l’avait inconsidérément garée à proximité d’un réverbère. C’était une erreur à ne pas répéter, se reprocha-t-il, en avançant d’un pas lent et mal assuré jusqu’à ce qu’il se trouve à moins d’une longueur de voiture. Puis, après avoir vérifié que la rue était bien déserte de chaque côté, il monta rapidement, mit le moteur en route et démarra. Il n’alluma ses phares qu’après le second carrefour où il prit à gauche pour réintégrer le large corridor vide, laissant derrière lui cette jungle pas si imaginaire et filant vers le nord en direction de son appartement.

Dans le confort et la sécurité retrouvée de sa voiture, il révisa ce qu’il avait vu ces neuf dernières heures. Les dealers étaient tous fumeurs, allumant leurs cigarettes apparemment avec des briquets Zippo dont la flamme brillante devait altérer leur vision nocturne. Plus la nuit avançait, plus l’activité diminuait et plus ils semblaient devenir négligents. Ils étaient humains. La fatigue les prenait. Certains restaient plus longtemps que d’autres. Tout ce qu’il avait vu était utile et important. C’était dans leur façon d’opérer, et surtout dans leurs différences, que résidait leur vulnérabilité.

La nuit avait été agréable, considéra Kelly, en passant devant le stade de base-ball municipal pour prendre à gauche Loch Raven Boulevard, se relaxant enfin. Il songea même à boire une gorgée de vin mais ce n’était pas le moment de se laisser aller à de mauvaises habitudes. Il ôta sa perruque, épongea la transpiration qu’elle avait provoquée. Bon Dieu, ce qu’il avait soif.

Il put satisfaire ce besoin dix minutes plus tard, après avoir garé sa voiture à son emplacement habituel et regagné tranquillement à pied son appartement. Il considéra la douche avec envie, il avait besoin de se sentir enfin propre après ces heures au milieu de la crasse, du sordide et… des rats. Cette dernière image le fit frissonner. Putains de rats, songea-t-il en se remplissant un grand verre de cubes de glace avant d’y ajouter de l’eau du robinet. Il le fit suivre de plusieurs autres, tout en se déshabillant de sa main libre. Le souffle de la climatisation était merveilleusement agréable et il resta planté devant l’appareil mural, laissant l’air glacé baigner son corps. Tout ce temps, il n’avait pas éprouvé l’envie d’uriner. Il faudrait qu’il emporte de l’eau sur lui, désormais. Kelly sortit du réfrigérateur un sachet de viande froide et se confectionna deux gros sandwiches qu’il fit passer avec encore un demi-litre d’eau glacée.

Ce que j’ai envie d’une douche, se répéta-t-il. Mais il ne pouvait se le permettre. Il allait falloir qu’il s’habitue à cette impression d’être comme entièrement recouvert d’une pellicule de plastique gluant. Il allait falloir qu’il apprenne à l’aimer, à l’entretenir, car une partie de sa sécurité personnelle en dépendait. La crasse et l’odeur faisaient partie du déguisement. Son apparence et sa puanteur devaient amener les gens à détourner les yeux, à éviter de trop s’approcher. Plus question d’être une personne. Il devait devenir une créature de la rue qu’on esquivait. Invisible. La barbe s’était encore assombrie, constata-t-il dans la glace avant d’entrer dans la chambre et sa dernière décision fut de dormir par terre. Il ne pouvait pas salir ses draps neufs.

Sans Aucun Remords
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